Procès France Télécom

Un tournant dans le droit pénal du travail

La question de la souffrance au travail a longtemps été niée. Dépressions ou suicides étaient systématiquement renvoyés à des causes relevant de la sphère privée.

Puis, il y a quelques années, est apparue la notion de harcèlement moral, considérant que le comportement individuel d’un supérieur hiérarchique pouvait provoquer une dégradation des conditions de travail de ses subordonnés.

Mais jusqu’à présent, le système de management en tant que tel n’avait jamais été mis en cause pour la détresse qu’il pouvait causer. De ce point de vue, la condamnation, vendredi 20 décembre, de France Télécom dans ce que l’on a appelé « l’affaire des suicides » constitue un tournant dans le droit pénal du travail, en consacrant la notion de harcèlement institutionnel.

La 31eme chambre du tribunal correctionnel de Paris a condamné les six prévenus du procès France Télécom, vendredi 20 décembre 2019, pour harcèlement moral et complicité de ce délit, reconnaissant un harcèlement moral institutionnel exercé à l’encontre des employés de France Télécom.

« Loin de se réduire à un conflit individuel, le harcèlement moral peut avoir ses racines profondes dans l'organisation du travail et dans les formes de management », a d'emblée indiqué la présidente Odile Louis-Loyant, douchant les espoirs de la défense qui contestait l'infraction en droit.
Dans le cas du harcèlement moral institutionnel au travail, les troubles et fragilités provoquées par les agissements répétés se doublent « d’une fragmentation du collectif par l’instauration d’un climat de compétition délétère, par la prolifération de comportements individualistes, par l’exacerbation de la performance. Si la dégradation peut être vécue à titre individuel, le harcèlement moral au travail peut être aussi un phénomène collectif. 
Cette réalité a été parfaitement illustrée par les témoignages reçus au cours de l’instruction et à l’audience, récits qui ont également mis en lumière le courage de ceux qui, à l’époque, ont rompu le silence en considérant que la détresse, la souffrance psychologique pouvaient découler de faits de harcèlement moral et pas seulement de fragilités individuelles. Ces témoignages ont, tous, révélé des personnes fières d’appartenir à la société France Télécom, qui cherchent à rester debout et qui se battent pour leur dignité notamment professionnelle, ainsi que des personnes pliées par la douleur d’avoir perdu un être cher dont ils défendent la mémoire avec une énergie désespérée ou une simplicité remplie de pudeur. »

Les prévenus ont été condamnés solidairement à verser aux parties civiles une somme totale de trois millions d’euros.

Le procès de France Télécom s’était ouvert en mai sous les auspices du grand magistrat Pierre Drai, cité par la présidente Cécile Louis-Loyant : « Juger, c’est aimer écouter, essayer de comprendre, vouloir décider. » Le jugement rendu, vendredi 20 décembre, par le tribunal correctionnel de Paris, convoque Jean de La Fontaine, le philologue Victor Klemperer et l’historienne et philosophe Mona Ozouf à l’appui de la première condamnation prononcée pour « harcèlement moral institutionnel ». Preuve s’il en est que, au-delà de son enjeu pénal, l’affaire France Télécom a été perçue et jugée par le tribunal comme le symbole d’un sujet de société, ainsi que le souhaitaient les parties civiles et, au premier chef, les syndicats à l’origine de la plainte, et que le redoutaient les prévenus.

Si le jugement, le 20 décembre, retient l’idée qu’une stratégie d’entreprise, et non plus des comportements individuels, puisse constituer une infraction pénale, une nouvelle ère pourrait s’ouvrir dans les relations entre droit et management, analysent les chercheurs Gaëlle Deharo et Sébastien Point dans une tribune au « Monde ».

Le procès France Télécom a souvent été présenté comme un procès hors norme par son ampleur, ses protagonistes, le nombre de ses victimes. C’est aussi un procès qui fera date sur le plan juridique.

« Le but de ce procès n’est pas de poser un jugement de valeur sur vos personnes, mais de démontrer que l’infraction pénale de harcèlement moral peut être constituée par une politique d’entreprise, par l’organisation du travail, et qualifier ce que l’on appelle le harcèlement managérial », a affirmé le procureur de la République. Et il a ajouté, s’adressant aux juges : « L’évolution du droit vous permet de reconnaître l’infraction pénale de harcèlement managérial ».
« Harcèlement managérial » : la formule n’est pas nouvelle, mais elle a longtemps été utilisée comme synonyme ou comme sous-catégorie du harcèlement moral. La jurisprudence de la Cour de cassation avait consacré l’existence d’un harcèlement moral « de type managérial », mais celui-ci se caractérisait par les méthodes de gestion « mises en œuvre par un supérieur hiérarchique ».

Mais le harcèlement managérial mis en exergue par le procès France Télécom relève pour sa part d’une réalité différente, dès lors qu’il ne se rattache pas à un harceleur ou à un groupe de harceleurs, mais à une stratégie globale. On déplace le point focal, depuis la conduite d’un ou de plusieurs individus vers le système de management lui-même. Cela a été explicitement souligné par le procureur : « Il est incontestable qu’en programmant la restructuration par des réductions massives d’effectifs et des mutations professionnelles en trois ans, les dirigeants ont conscience qu’ils déstabilisent les salariés ». Elle a précisé : « Vous allez même plus loin. Vous la recherchez, cette déstabilisation. Et vous la baptisez déstabilisation positive ».

Procès France Télécom - Motivation du jugement : Le harcèlement moral au travail peut être aussi un phénomène collectif

Les attendus du jugement sont sévères pour l'entreprise, condamnée à 75 000 euros d'amende, la peine maximale. Mais surtout pour ses anciens dirigeants dont « la responsabilité pénale […] repose […] sur une décision partagée, sur une mise en œuvre coordonnée, sur un suivi vigilant, des agissements harcelants dont l'objet était la dégradation des conditions de travail de tous les agents de France Télécom pour assurer et hâter, accélérer, la réduction recherchée des effectifs de l'entreprise. ».

« Au regard du rôle prééminent tenu par messieurs Lombard (PDG), Barberot (DRH) et Wenès (numéro 2 du groupe), « initiateurs d’une politique de déflation des effectifs à marche forcée, jusqu’au-boutiste, ayant pour objet la dégradation des conditions de travail de la collectivité des agents de France Télécom pour les forcer à quitter définitivement l’entreprise ou à être mobiles, de la durée pendant laquelle cette politique a été mise en œuvre, de l’ampleur du harcèlement moral […] et de l’atteinte ainsi portée aux droits des personnes et aux libertés individuelles et collectives […] seule la condamnation de ces quatre prévenus à la peine maximale d’emprisonnement encourue, soit un an, partiellement assortie d’un sursis simple à hauteur de huit mois, apparaît appropriée à la gravité des faits, à la personnalité des auteurs et à la situation matérielle, familiale et sociale de chacun. » Ils sont également condamnés à une amende de 15 000 euros. Les trois autres prévenus sont condamnés à 4 mois de prison avec sursis et 5 000 euros d’amende. La société France Télécom SA, devenue Orange SA, est condamnée à une amende de 75 000 euros ».

Comment l'affaire a-t-elle débuté ?

Il faut remonter à 2004, quand l'Etat abaisse sa participation dans France Télécom à moins de 50%. Cette privatisation entraîne une transformation profonde et un besoin de réaliser d'importantes économies pour faire face à la concurrence et éponger des dettes.

Mais France Télécom est confronté à un "paradoxe", souligné dans l'enquête des juges d'instruction : "Il était impossible de procéder à des licenciements pour motif économique des fonctionnaires. C'est là l'une des clefs de compréhension des méthodes de management déclinées au sein de l'entreprise."

En 2005, Didier Lombard, fraîchement nommé PDG, lance le plan de réorganisation NExT, pour "Nouvelle expérience des télécommunications", et le plan ACT (Anticipation et compétences pour la transformation), qui concerne directement les ressources humaines.

En octobre 2006, devant 200 cadres de France Télécom réunis à Paris, Didier Lombard précise sa stratégie. Il annonce, sur trois ans, la suppression de 22 000 postes sans licenciement (sur les 110 000 que compte l'entreprise), la mutation de 14 000 salariés et l'embauche de 6 000 "nouveaux talents". Didier Lombard prévient : "Ce sera un peu plus dirigiste que par le passé". "Il faut qu'on sorte de la position 'mère poule'", déclare-t-il encore. Ces 22 000 départs "en 2007, je les ferai d'une façon ou d'une autre, par la fenêtre ou par la porte", lâche Didier Lombard. Une phrase que les juges d'instruction qualifient de "funeste".

Les plans NExT et ACT se traduisent, selon le dossier judiciaire, par une "politique d'entreprise visant à déstabiliser les salariés et agents et à créer un climat anxiogène". En cause, des pratiques répétées telles que des "incitations répétées au départ", des mobilités "forcées", des missions "dévalorisantes", ou encore des "manœuvres d'intimidation". Ces pratiques "ont entraîné ou accentué, chez nombre de salariés, une souffrance dont les manifestations ont pris des formes diverses, la plus dramatique étant le passage à l'acte suicidaire".

C'est la première fois que la justice doit trancher dans une affaire de harcèlement d'une telle ampleur. Le tribunal correctionnel de Paris a rendu son jugement, vendredi 20 décembre, dans l'affaire France Télécom (devenue Orange en 2013). Son ancien PDG Didier Lombard et six autres cadres et dirigeants de l'entreprise étaient jugés pour "harcèlement moral" et "complicité de harcèlement moral", près de dix ans après le début des actions judiciaires, dans cette affaire devenue le symbole de la souffrance au travail.

Au cœur de l'enquête, les cas de 39 salariés : dix-neuf se sont donné la mort, douze ont tenté de se suicider et huit ont souffert de dépression ou été mis en arrêt de travail. Voici les clés pour tout comprendre sur ce procès qui a duré plus de deux mois (du 6 mai au 11 juillet), à l'heure de son dénouement.

Comment ce plan s'est-il matérialisé ?

France Télécom ouvre en 2005 sa propre "école de management", en région parisienne, pour mettre en œuvre son plan. Des milliers de cadres supérieurs sont formés à de nouvelles méthodes destinées à convaincre les salariés réticents de prendre la porte. La "courbe du deuil" élaborée par la psychiatre américaine ElisabethKübler-Ross est détournée pour "expliquer la résistance des salariés au changement", raconte Le Monde (article payant).

"La mort, ici, c'est la perte d'emploi", souligne le quotidien. Suivent "le refus de comprendre, la résistance, la décompression, la résignation et, pour finir, l'intégration du salarié". A la sixième étape, le salarié est censé avoir accepté le changement.

Des fiches sont distribuées aux cadres. L'une d'elle comporte un plan de la bataille d'Angleterre de 1940, qui vante la "précision" des avions de chasse allemands, expliquent Les Inrocks. "Les formateurs expliquaient que nous étions en guerre", témoignent des employés de France Télécom auprès de l'hebdomadaire. "D'abord, on nous montrait l'Angleterre prise en tenailles par les nazis. Ensuite, on nous montrait Orange prise en tenailles par Free, par Bouygues et par Nokia…", expliquent ces témoins.

Au cours de ces formations, on s'échange des "astuces" pour faire partir les salariés : fixer des objectifs irréalisables, retirer des chaises de bureau… Ainsi des employés arrivent un matin sur leur lieu de travail pour découvrir que leur service a déménagé. Certains se trouvent dans l'obligation de postuler à nouveau à leur propre emploi. D'autres sont rétrogradés et placés sous les ordres d'un de leur subalterne. Les cadres sont contraints de changer de poste tous les trois ans. "Il fallait briser les gens pour les faire partir", résume Sébastien Crozier, président du syndicat CFE-CGC Orange, à franceinfo.

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