Dans un arrêt du 6 juin qui figurera au rapport annuel, la deuxième chambre civile de la Cour de cassation applique à son tour la jurisprudence de l’assemblée plénière du 22 décembre dernier sur l’admissibilité de la preuve déloyale devant le juge civil. Elle admet ainsi qu’un salarié, victime de violences de la part de son employeur, puisse produire un enregistrement audio réalisé à l’insu de ce dernier, dès lors que cet élément s’avère indispensable pour prouver le caractère professionnel de l’accident en résultant et faire reconnaître une faute inexcusable.
Depuis le revirement opéré par l’assemblée plénière en décembre dernier, une preuve déloyale, c’est-à-dire obtenue à l’insu d’une personne grâce à une manœuvre ou un stratagème, peut être admise dans un procès civil si celle-ci s’avère indispensable et si l’atteinte qui en résulte est proportionnée au but poursuivi (Cass. ass. plén., 22 déc. 2023, nº 20-20.648 ; v. La preuve déloyale n’est plus systématiquement déclarée irrecevable, Actualités du droit, 5 janv. 2024). Appelée à statuer, le 6 juin, sur un litige en reconnaissance d’un accident du travail et d’une faute inexcusable de l’employeur, la deuxième chambre civile de la Cour de cassation a, pour la première fois, été amenée à appliquer cette nouvelle grille d’analyse. Elle a ainsi admis, après s’être assurée que les deux conditions précitées étaient bien réunies, qu’un salarié pouvait produire un enregistrement audio d’une altercation avec son employeur pour établir la réalité des violences subies et justifier leur prise en charge au titre de la législation professionnelle.
Un salarié avait déclaré avoir été victime d’un accident du travail résultant d’une altercation avec son employeur au cours de laquelle il avait subi des violences physiques et verbales de la part de ce dernier. La CPAM (Caisse primaire d’assurance maladie) avait accepté de prendre en charge cet incident au titre de la législation professionnelle.
L’employeur, qui avait d’ailleurs émis des réserves au moment de la déclaration, remettait cependant en cause l’existence même de l’altercation. Il avait alors saisi le Tribunal des affaires de sécurité sociale de Melun (désormais, le pôle social du tribunal judiciaire) afin que la décision de la caisse lui soit déclarée inopposable. Parallèlement, le salarié avait saisi le même tribunal, dans l’objectif de faire reconnaître la faute inexcusable de l’employeur. En raison du lien évident que présentaient les deux demandes, les deux instances ont été jointes.
Pour établir la matérialité des violences, le salarié avait alors produit à l’instance un enregistrement sonore de l’altercation litigieuse, réalisé avec son téléphone portable à l’insu de l’employeur, qu’il avait pris soin de faire retranscrire au préalable par un huissier. Un mode de preuve considéré comme déloyal par l’employeur qui, alléguant une atteinte disproportionnée à sa vie privée, demandait à ce que celui-ci soit écarté des débats. En appel comme en cassation, cet enregistrement a toutefois été jugé recevable, ce qui a permis de déclarer la décision de la caisse pleinement opposable à l’employeur et de retenir sa faute inexcusable.
Dans son arrêt du 6 juin, la deuxième chambre civile applique fidèlement les principes dégagés par l’assemblée plénière le 22 décembre 2023, rappelant ainsi que « dans un procès civil, l’illicéité ou la déloyauté dans l’obtention ou la production d’un moyen de preuve ne conduit pas nécessairement à l’écarter des débats. Le juge doit, lorsque cela lui est demandé, apprécier si une telle preuve porte une atteinte au caractère équitable de la procédure dans son ensemble, en mettant en balance le droit à la preuve et les droits antinomiques en présence, le droit à la preuve pouvant justifier la production d’éléments portant atteinte à d’autres droits à condition que cette production soit indispensable à son exercice et que l’atteinte soit strictement proportionnée au but poursuivi ».
En l’occurrence, l’enregistrement produit par le salarié, en ce qu’il avait été obtenu à l’insu de l’employeur, constituait bien une preuve déloyale. La deuxième chambre civile a cependant considéré, conformément aux principes précités et au contrôle in concreto opéré par les juges du fond, que « la production de cette preuve était indispensable à l’exercice par la victime de son droit à voir reconnaître tant le caractère professionnel de l’accident résultant de cette altercation que la faute inexcusable de son employeur à l’origine de celle-ci, et que l’atteinte portée à la vie privée du dirigeant de la société employeur était strictement proportionnée au but poursuivi d’établir la réalité des violences subies par elle et contestées par l’employeur ».
Ce n’est qu’à l’issue d’un contrôle strict et méticuleux du respect des conditions tenant au caractère indispensable et proportionné au but poursuivi que l’enregistrement litigieux a été jugé recevable.
1. S’agissant du caractère indispensable de la production de cet élément, qui supposait qu’aucun autre moyen de preuve ne permette au demandeur d’obtenir satisfaction, l’arrêt prend soin de relever que :
2. S’agissant du caractère proportionné de l’atteinte portée à la vie privée de l’employeur au regard du but poursuivi (établir la réalité des violences subies), l’arrêt a tenu compte de deux éléments :
Et d’en conclure que l’enregistrement litigieux, bien qu’obtenu de façon déloyale, était recevable et pouvait, de ce fait, valablement être produit à l’instance. Comme le faisait déjà apparaître un arrêt rendu par la chambre sociale au sujet de la recevabilité d’un enregistrement clandestin utilisé pour prouver une situation de harcèlement moral (Cass. soc., 17 janv. 2024, nº 22-17.474 ; v. Preuve déloyale : un enregistrement clandestin ne peut pas être utilisé s’il n’est pas indispensable, Actualités du droit, 23 janv. 2024), c’est donc avec une grande rigueur que la Cour de cassation entend appliquer les conditions issues de la nouvelle jurisprudence de l’assemblée plénière.